Handicap, pratique artistique et COVID-19 au Québec

Handicap, pratique artistique et COVID-19 au Québec

L’initiative du comité inclusion

Par : Rénee Yoxon

Alors que la pandémie de la COVID-19 continue de sévir, les artistes du monde entier voient diminuer leurs moyens de subsistance. Au Canada, aucune province n’a été aussi durement touchée que le Québec. Le premier ministre du Québec, François Legault, et la ministre de la Culture et des Communications, Nathalie Roy, ont récemment annoncé un plan de relance du secteur des arts au Québec, avec un investissement de centaines de millions de dollars. Mais ce plan de relance touche-t-il les artistes en situation de handicap [i] au Québec ? Les artistes handicapé/es sont loin de former une catégorie monolithique. Ils/elles sont de diverses origines, classes sociales, genres et identités sexuelles, et ils/elles utilisent différents médiums artistiques pour s’exprimer. Compte tenu du fait que la réalité des artistes en situation de handicap est très vaste et diversifiée, leurs besoins individuels n’ont pas la masse critique nécessaire pour obtenir le traitement qu’ils méritent.

 

Dans les milieux où l’on soutient la cause des personnes handicapées, de nombreux organismes commencent à comprendre la nécessité de compiler des données plus probantes afin de bien saisir les diverses réalités des personnes handicapées, et ce dans une multitude de secteurs. Dans le but de nourrir cette réflexion, je me suis entretenu/e avec trois artistes québécois — Bára Hladik, Corinna Hodgson et Willow Cioppa — pour savoir quel impact la COVID-19 a eu sur leur vie, leur situation de handicap, leurs moyens de subsistance, leur pratique artistique et leurs liens avec la communauté artistique.

Bára Hladik

Bára Hladík

Bára Hladík

Bára Hladík est une écrivaine émergente, artiste multimédia, animatrice d’ateliers et journaliste spécialisée en droits humains, actuellement basée à Tio’tiá: ke (Montréal). Née de parents tchèques ayant immigré pour des raisons politiques sur le territoire de Ktunaxa, « Canada », elle tente de comprendre comment s’inscrivent dans le subconscient les effets du handicap, de l’identité queer et de la diaspora, et ce au moyen d’illustrations, de poèmes, de création sonore et de rêves[ii]. Sa dernière micro-proposition est une série d’illustrations intitulée Spells Against Ableism. Bára souffre de spondylarthrite ankylosante, une maladie auto-immune qui provoque la fusion des vertèbres de la colonne vertébrale. On traite cette maladie à l’aide d’immunosupresseurs. Depuis le début de la pandémie, alors qu’un virus mortel et très contagieux se propageait au sein de sa communauté, Bára a dû être très vigilante pour ne pas que sa maladie inflammatoire s’aggrave et qu’elle-même devienne immunosupprimée.

Bára et moi avons longuement parlé du fait que les artistes handicapé/es fonctionnent à un rythme différent de celui de leurs collègues non handicapé/es. Ben avant la pandémie, m’a-t-elle dit, elle était frustrée du fait que, même dans les milieux où l’on reconnaît qu’il existe une pratique des artistes handicapé/es[iii], « les personnes qui ont le plus de visibilité sont souvent celles qui réussissent à produire d’une manière spécifique, et l’on s’intéresse beaucoup moins aux artistes qui explorent tout simplement leur créativité ». Les artistes en situation de handicap sont très nombreux/se à ne pas pouvoir suivre le rythme attendu par la société en matière de carrière artistique. De nombreux artistes handicapé/es ne peuvent pas aller à l’université et obtenir un diplôme en arts, car ils/elles se butent à des obstacles d’ordre physique ou financier. Bára aimerait voir davantage de jeunes artistes handicapé/es « faire des apprentissages, s’engager dans ce processus sans nécessairement savoir quel sera leur sujet de maîtrise. »

 

Pour une artiste comme Bára, il faut parfois des années avant de réussir à faire taire la voix qui veut que son processus d’apprentissage se déroule selon les mêmes normes et délais que ceux de ses pairs non handicapés. Au cours des derniers mois, pendant la période de confinement, Bára a dû, une fois de plus, lutter contre cette voix, car les personnes non handicapées ont été plus nombreuses que jamais à intervenir en ligne, en publiant des articles dans lesquels ils/elles affirmaient profiter de cette période pour « se retrouver » ou vivre cette quarantaine comme une résidence artistique. « Pendant ce temps, dit Bára, nous nous battons pour notre survie, car nous sommes privé/es de nos soins habituels, et la plupart d’entre nous doivent recadrer leur pratique par manque ou absence totale de soutien. »

 

En tant que personne immunodéprimée, Bára fait partie de la population du Québec la plus vulnérable à la COVID-19. Et si la pandémie a sensibilisé les gens à ce que cela signifie d’être « immunodéprimé/e », Bára a constaté que cela n’avait pas amélioré ses capacités en matière d’accessibilité au sein de la communauté artistique. « Pour être franche, je me sens isolée, dit-elle, parce qu’il y a tant de gens qui s’en fichent. Bien sûr, il y a des gens qui m’ont tendu la main, des personnes conscientes et attentionnées, à qui je me sens liée… [mais] d’un autre côté, il y a des gens qui ne prennent pas cela au sérieux et qui continuent de ne se préoccuper que d’eux-mêmes. » Alors que de plus en plus de lieux culturels rouvrent leurs portes au Québec, ceux qui n’imposent pas le port du masque et la distanciation sociale ne seront pas accessibles à Bára.

« Pour nous, artistes handicapé/es, qui sommes à haut risque et marginalisé/es au plan économique, la COVID-19 exacerbe tous les problèmes auxquels nous étions déjà confronté/es, et elle met de la pression sur nos pratiques artistiques, que nous ne pourrons peut-être pas poursuivre pendant la pandémie, car nous devrons nous préoccuper de notre survie. »

-Bára Hladík

Willow Cioppa

 

Willow Cioppa headshot

Willow Cioppa

Willow Cioppa est un/e artiste, dramaturge et acteur/trice interdisciplinaire dont le travail s’intéresse aux manifestations subtiles de la sexualité, du traumatisme, de l’autoréflexion, de la féminité et de l’identité noire, ainsi qu’à son amour indéfectible pour la musique rap. Né/e et ayant grandi à Ottawa, Willow vit désormais à Montréal, et son travail a pris différentes formes depuis l’enfance, passant du journal intime à la peinture, à l’illustration, à une poésie mélancolique écrite dans des humeurs sombres, et maintenant au théâtre, où iel vise à créer des paysages visuels, sonores et littéraires décadents[iv]. Récemment, la pièce Dark Red de Willow a été produite à Montréal par le Black Theatre Workshop et le Playwrights’s Workshop.

 

Willow, qui souffre de trouble bipolaire et de douleurs chroniques, s’est dit/e extrêmement chanceux/se que ses besoins en matière d’accessibilité aient été satisfaits dans son domaine artistique, avant le coronavirus : « J’ai vraiment été choyé/e par des mentors et des collaborateurs prêts à défendre mes besoins. Ma communauté, en particulier celle du théâtre, m’a soutenue d’une manière que je ne pourrai jamais décrire pleinement. » Cependant, depuis la COVID-19, la production de Willow a considérablement ralenti, car elle sent peser le fardeau de tout ce qui se passe en ce moment.

 

« J’essaie juste d’écrire quand j’en suis capable, et de ne pas me mettre en colère quand la douleur est trop forte ou que je suis trop fatigué/e, ou quand je veux juste m’asseoir au soleil sur le balcon et oublier mes responsabilités. Vu le sentiment d’urgence accru généré par le mouvement Black Lives Matter, je me trouve, en tant qu’artiste noir/e, à avoir du mal à écrire, j’arrive à peine à trouver les mots pour articuler mes émotions au quotidien. »

 

L’expérience de Willow est un parfait exemple du fait que le rythme de travail d’un/e artiste à la fois noir/e et en situation de handicap peut être perturbé d’une manière que les artistes handicapés blancs ne connaîtront jamais.

« Je pense que cela nous fortifie de pouvoir exprimer notre réalité et de nous faire entendre. Je crois vraiment que si l’on a toujours répondu à mes besoins en matière d’accessibilité, c’est que j’ai pu exprimer ces besoins auprès des gens en qui j’ai confiance. C’est le silence qui fait souffrir. Je crois que nous arrivons à un point où nous pouvons mettre en évidence la réalité des personnes vulnérables et marginalisées au sein de notre communauté, avec franchise et respect, et je pense que c’est là que la véritable équité commence : être en mesure d’exprimer nos besoins, sans craindre d’être jugés.»

-Willow Cioppa

 

Corrina Hodgson

 

Photo of Corinna Hodgson

Corrina Hodgson

Corrina Hodgson est un/e dramaturge queer et handicapé/e qui réside actuellement à Tiohtià: ke. Iel œuvre au sein de la communauté théâtrale anglophone de Montréal, où iel puise son inspiration et sa force. Iel est cofondateur/trice et coproducteu/trice de The Rose Festival MTL, un festival d’art queer multidisciplinaire produit en partenariat avec Playwrights Workshop Montréal et Montréal Arts Interculturels. Depuis son adolescence, Corrina souffre d’arachnoïdite, une maladie douloureuse causée par l’inflammation de l’une des membranes qui protègent les nerfs de la moelle épinière. Il en résulte des picotements douloureux, des sensations de brûlure et des problèmes neurologiques. Très jeune, Corrina a subi une première fusion vertébrale, dans le but de contrer la douleur, mais la douleur a persisté au fil des années. Par conséquent, son pied gauche est devenu, selon ses propres mots, « purement décoratif ».

Pour cet/te artiste handicapé/e à mi-carrière, la COVID-19 n’est qu’un détail parmi les nombreux obstacles et défis auxquels iel a toujours dû faire face. Lors de notre conversation, nous avons longuement parlé des cheminements de carrière des artistes handicapés, qui ne correspondent pas à ceux de leurs pairs non handicapés. Corrina, par exemple, a dû quitter son milieu artistique pendant une dizaine d’années, afin d’occuper un emploi doté d’un régime complet d’avantages sociaux afin de traiter adéquatement son arachnoïdite. Ce n’est qu’après s’être mariée et grâce aux avantages sociaux de sa partenaire qu’iel a pu reprendre sa carrière, avec dix ans de retard sur ses pairs.

Quand j’ai demandé à Corrina si, en matière d’accessibilité, iel avait du mal à s’intégrer à la communauté théâtrale de Montréal, iel a répondu : « Les dramaturges de Montréal se sont fendus en quatre pour que je puisse disposer d’un local de répétition abordable au plan financier, et cela au tout début, quand j’ai recommencé à écrire. Et cela m’a beaucoup encouragé/e, parce que la plupart des organismes dirigée par des personnes non handicapées pensent que les problèmes d’accessibilité sont strictement d’ordre physique. Ils ne comprennent pas que pour ceux/celles d’entre nous qui sont handicapé/es, la question de la survie matérielle est tout aussi problématique. Si l’on veut s’attaquer aux problèmes d’accessibilité, il faut accorder de l’importance à l’accessibilité financière. »

 

La question de l’accessibilité financière est l’une des principales raisons pour lesquelles les artistes handicapés accusent du retard par rapport à leurs pairs non handicapés. Le coût de la vie d’une personne handicapée est plus élevé que celui d’une personne non handicapée. Les frais de santé, de transport, de stationnement, de nourriture et d’accessibilité sont plus élevés. Dans les milieux qui œuvrent en faveur des personnes handicapées, cette réalité est connue sous le nom de « crip tax » (taxe handicap). Pour ce qui est de Corinna, les frais supplémentaires liés à son handicap l’ont empêché/e de travailler dans les domaine des arts pendant une bonne dizaine d’années, car elle ne disposait pas d’un régime d’avantages sociaux adéquat. Et tandis que nous parlions du fait que durant la COVID-19 son travail de dramaturge s’est résumé à rester assise devant son ordinateur, il est apparu que cette réalité était moins grave que l’écart de dix ans dans sa pratique.

 

« J’ai ressenti de l’embarras et de la honte à propos de ce retard de dix ans dans mon parcours. J’ai l’impression d’avoir échoué dans mon art, ou de ne pas avoir tenu mes promesses. Que d’une manière ou d’une autre, si j’avais été… quoi ? Plus forte ? Meilleure ? Plus courageuse ? Que j’aurais pu, d’une manière ou d’une autre, ou comme par magie, continuer à créer malgré la douleur et le manque d’argent. Je sais rationnellement que cela aurait été impossible, mais lorsqu’on revient dans la mêlée après si longtemps… On s’attend à ce que soyez aussi bon que lors de votre dernière création, mais que faire si votre dernière création remonte à 2008 ? J’aurais aimé ne pas perdre autant de temps à y penser. »

-Corrina Hodgson

 

Les artistes handicapés présentent une multitude de réalités différentes. Il n’existe pas de solution unique pour répondre à leurs besoins en matière d’accessibilité, à leur désir de contribuer pleinement à leur communauté, surtout en cette époque de pandémie mondiale qui affecte chacun de manière différente. Et dans le futur, lorsque l’urgence de la pandémie commencera à refluer, la nécessité de remédier au capacitisme systémique et aux problèmes d’accessibilité existera toujours pour les artistes handicapés. Lorsque j’ai demandé à Bára, Willow et Corrina ce que les organismes artistiques pouvaient faire pour renforcer l’équité dans le secteur des arts, ielles ont toustes plus ou moins répondu la même chose : les organismes artistiques doivent faire preuve d’une plus grande écoute. Ils doivent permettre aux artistes handicapés d’exprimer leurs besoins, et faire tout leur possible pour répondre à ces besoins.

 

En outre, les organismes artistiques doivent trouver les moyens d’offrir un soutien financier aux artistes handicapés, pour que ceux-ci puissent tout simplement avoir une pratique artistique. Une pratique artistique peut servir de bouée de sauvetage à n’importe qui, mais cela est particulièrement vrai dans le cas des personnes marginalisées. Nous devons trouver des solutions créatives pour contrer les obstacles qui jalonnent le parcours des artistes handicapés d’aujourd’hui et de demain, mais nous ne pourrons commencer à les surmonter qu’à partir du moment où nous les comprendrons et les reconnaîtrons. Nous devons continuer à écouter les témoignages des créateurs en situation de handicap, afin que leurs réalités soit représentées et mises en évidence.

 

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Renée Yoxon est un/e chanteur/se, compositeur/rice, pianiste et enseignan/te queer, non binaire et handicapé/e. Iel croit que le chant est un droit humain fondamental et que les cours de voix nous en apprennent beaucoup sur nous-mêmes  Iel se passionne à donner des cours de voix permettant aux personnes transgenres d’affirmer leur réalité. En plus de mener sa pratique artistique et une carrière pédagogique enrichissante, Renée œuvre comme militant/e pour les personnes handicapées, à titre de rédacteur/rice pigiste, et au sein de l’équipe des communications de DAWN Canada.

 

 

[i] Remarque linguistique : Corrina, Bára et moi-même préférons utiliser un terme axé sur l’identité (« personne handicapée »), tandis que Willow privilégie un terme axé sur la personne (« personne en situation de handicap»), donc tout au long de cet article, j’alterne entre les deux expressions afin de satisfaire toutes les parties.

 

[ii] Note bio fournie par Bára Hladik.

 

[iii] La notion de « pratique des artistes handicapés » a beaucoup évolué au cours des 40 dernières années. Le terme est ici utilisé pour désigner une partie de la communauté artistique qui comprend tout/e artiste handicapé/e ou en situation de handicap qui choisit d’être inclus/e dans cette catégorie.

 

[iv] Bio fournie par Willow Cioppa.